Le pacifisme est un luxe

Emmanuel Macron s’est récemment fait remarquer en évoquant la possibilité d’envoyer des troupes françaises en soutien aux Ukrainiens. Immédiatement retoqué tant par les États-Unis que par l’OTAN ou ses alliés européens, cette « ligne rouge » à la fois économique, morale, et militaire représentait, on s’en doute une manœuvre diplomatique audacieuse. En effet, envoyer des troupes est bien différent pour l’opinion que des prêts ou la fourniture de matériel militaire, ce qui est le cas non seulement depuis le début de l’agression russe de février depuis 2022, mais encore depuis 2014, et même avant.

La nouvelle a fait bondir dans l’opinion française, notamment à l’extrême droite, mais également ailleurs, parmi les Français qui ont pensé qu’on allait les arracher de leur métier de préparateur de commande ou secrétaire médicale pour aller combattre en Ukraine. Rappelons que la dernière fois que le contingent a été mobilisé, c’était du temps du grand-père de l’auteur de ces lignes. Rappelons également que quand Poutine répond par des menaces, il reste bien conscient du fait que la France, à l’inverse de l’Ukraine, dispose de l’arme nucléaire. (Et c’est bien le problème, mais nous ne reviendrons pas ici sur les causes de la guerre).

Les Français donc, qui ont exporté la guerre avec la Révolution française au nom de la liberté et des droits de l’homme, veulent aujourd’hui, au nom des mêmes droits de l’homme et des mêmes idéaux de liberté, de démocratie, de justice, de fraternité, se garder d’intervenir, voire de parler de ce conflit à trois heures de Paris, tout en parlant chaque jour (et c’est normal) du drame affreux que vivent les Palestiniens. Emmitouflés dans le confort satiné de la paix qu’ils ont arrachée à leurs ennemis successifs (Habsbourgs, Anglais, Allemands…), ils sont devenus impotents. Le lecteur serre déjà le point, et me traite de va-t-en-guerre, de russophobe, de sanguinaire, alors que la Russie est une alliée « naturelle » (?). Je vais démonter ces arguments un à un. Musique !

Nous allons nous intéresser brièvement à l’histoire, et à cette idée d’une Russie alliée de longue date, notamment à droite de l’échiquier politique. Ensuite, nous reviendrons sur une autre idée de ce même camp, celle que l’Ukraine serait un pays « récent », création au choix de Lénine, de Kroutchev, de la CIA, des nazis, des aliens… Avant d’évoquer la notion de souveraineté, qui parlera davantage à ce camp là. De même nous interrogerons le fait que l’Ukraine est soutenue par l’UE, les États-Unis, la Turquie et Israël. Et enfin, nous comparerons l’intervention en Irak de 2003 et celle, avortée, pour le moment du moins, en Ukraine, en nous référant notamment à la question de souveraineté évoquée plus haut.

I/ La Russie, une alliée de toujours… vraiment ?

L’idée d’une alliance de toute éternité entre la Russie et la France vient souvent de la gauche et notamment du parti communiste. La Russie, en l’occurrence l’URSS, c’est le pays qui a factuellement le plus contribué à la défaite de l’Axe d’un point de vue numérique, militaire, industriel. Apportons deux précisions : ceci n’aurait pas été possible sans le soutien notamment financier des Anglo-saxons, et il y avait énormément d’Ukrainiens ethniques (16%).

Remontons maintenant le temps : sous Louis XIV (avant la Russie n’existe pas : c’est la Moscovie, qui disparaît en 1547; ce n’est pas un article sur l’histoire de la Russie en tant que tel). Sous le Roi Soleil et son père Louis XIII, la Russie est étrangère à l’Europe (rejoignant ainsi la pensée de Joseph de Maître : « Grattez le Russe, vous trouverez le Tartare »), et ce malgré la bonne volonté des Romanov, après une première tentative de contact diplomatique par Ivan le terrible à l’encontre de son homologue Henri III. Il faut attendre 1717 et donc le règne de Louis XV pour voir un premier traité. Mais en 1741, Élisabeth I ère, fille de Pierre le Grand, francophone, qui doit son trône à la France retourne sa veste et s’allie à l’empire austro-hongrois. Sous le long règne de la francophile et hypersexuelle Catherine II et la suite du règne de Louis XV (lui-même fort porté sur la chose, comme quoi…), les relations restent mauvaises : pour les Français, la Russie est un pays arriéré, où demeure le servage, pendant  la Révolution française, les relations ne sont pas terribles c’est le moins qu’on puisse dire, et sous Napoléon, disons que ça a varié. Au XIX ème siècle, ils ont été plutôt nos ennemis, le point culminant restant évidemment la guerre de Crimée, ou à tout le moins des rivaux, notamment en Chine. Il faut attendre la première guerre mondiale pour qu’on se retrouve à défendre la Serbie, pays dont la France n’a jamais entendu parler avant la période napoléonienne, en dehors du mariage de Uros IV avec Hélène d’Anjou, fille de Charles d’Anjou… de Sicile.

Nous arrivons donc à la guerre froide où, contrairement à une légende dorée et rouge brune, le général de Gaulle n’a pas été « pro soviétique ». Pragmatique, et se fiant à la devise maurrassienne de son éducation « la France seule », il a tenté de tracer pour le pays une voie unique. Mais non, il n’était ni communiste et encore moins soviétique .

Depuis la chute du Mur de Berlin, la Russie revient dans le concert des nations et avait notamment offert aux États-Unis ses bases en Asie Centrale dans la lutte contre les talibans. Et puis Poutine s’est mis en tête d’envahir l’Ukraine avec premièrement une volonté d’accès à une mer chaude (comme le port de Tartous en Syrie), une volonté de refaire l’empire et, mais c’est lié, l’idée panslaviste que l’Ukraine, la Russie et le Belarus n’étaient qu’une entité, que des peuples frères (personnellement je ne cogne pas sur mon frère).

II/ L’Ukraine, une invention de Kroutchev ?

Parmi les inventions les plus farfelues qu’on entend dans les milieux de droite, on peut entendre, dans la même soirée (parfois par le même individu, si la vodka est abondante), que c’est Lénine, ou Kroutchev, d’origine ukrainienne (ce qui est faux, il est né à Koursk, et puis l’exemple de Pol Pot montre bien qu’on peut tout à fait massacrer son propre peuple au sens ethnique).

Si le concept de nation est immanquablement moderne au sens philosophique, politique et historique du terme, et lié à la Révolution française, les Ukrainiens ne le sont pas, pas davantage que les divers États qu’ils ont pu construire. Si nous ne trancherons pas ici la question de la paternité et de la descendance de la Rus’ que se disputent pour des raisons politiques et diplomatiques la Russie, l’Ukraine et le Belarus, il y a des éléments à noter. Premièrement, la fondation de Kyiv date du VI ème- VII ème siècle après Jésus-Christ. A titre de comparaison, à cette époque, Moscou n’existe pas. Il n’y a rien d’autre que des marais et des forêts de bouleaux. Cela ne veut rien dire en terme de souveraineté et de légitimité, j’y reviendrai, mais ça indique quelle ville existait avant au moins d’un point de vue symbolique, et, peut-être, pourquoi Poutine veut s’emparer d’une capitale plus ancienne que celle qu’il possède déjà. Le nom de Kyiv ensuite apparaît en 1111, dans « Chronique des temps passés », qui est la plus ancienne chronique slave orientale, compilée par un moine, Nestor. Le nom de Moscou y figure-t-il ? Non, bravo, vous suivez.

Faisons un bon dans le temps, en 1649 précisément. A cette époque, coincés entre quatre puissances majeures (l’empire ottoman, la Pologne-Lituanie, l’Autriche, et l’empire de Russie), les Cosaques zaporogues fondent l’hetmanat cosaque. Et à cette époque, pas de Lénine ni de CIA. Juste des Cosaques, des paysans, orthodoxes, en avaient marre d’être opprimés par le pouvoir polonais catholique et qui durent jouer des coudes pour créer un État, trouver des alliés en la personne, malheureusement (mais pouvaient-ils le savoir ?) de la Russie.

Celle-ci finira par supprimer peu à peu les droits des cosaques, et les Ukrainiens, à l’instar des autres peuples colonisés par les Russes, devinrent des citoyens de seconde zone, jusqu’à la Révolution d’octobre, dans un premier temps, grâce à Nesto Makhno, puis en 1990.

Nous avons donc bien deux États nations indépendants, avec chacun leur histoire, certes liés, mais souverains, en 1990.

En 2014, quand Poutine prend prétexte la défense de minorités russophones selon une musique bien connue pour envahir son voisin sans mandat de l’ONU, une grande partie de la droite et de l’extrême droite qui onze ans plus tôt était vend debout contre l’invasion américaine de l’Irak au nom de la souveraineté, s’est tue. Mais pourquoi ?

III/ La souveraineté, pour tout le monde ?

La guerre que vit l’Ukraine depuis 2014 montre l’hypocrisie de l’anti impérialisme et de l’anti américanisme.

L’auteur de ces lignes n’est pas soupçonnable d’américanophilie ou autre forme d’anglophilie : il conspue leur ingérence diplomatique, économique et culturelle en France et en Europe. Mais il apparaît cependant qu’il y a comme toujours les bons et les mauvais envahisseurs : les mauvais, ce sont les Américains, source de memes, qui viennent prendre le pétrole du moyen orient. Les bons, ce sont les Russes qui viennent combattre la décadence occidentale (ils détestent les Ukrainiens autant que les Français, et pratiquent l’avortement, la GPA, le divorce, le porno à gogo) et le nazisme. Qu’il soit bien entendu que quand bien même les Ukrainiens aient élu un président nazi (puisqu’il s’agit d’une démocratie certes corrompue mais avec des élections, à l’inverse de…). Cela ne remet pas en cause leur souveraineté et leur droit à se défendre. Pour citer Jeanne d’arc, lors de son procès : « De l’amour ou de la haine que Dieu a pour les Anglais, je n’en sais rien. Mais je sais qu’ils  seront tous boutés hors de France, exceptés ceux qui y périront ». Défendre la souveraineté d’un pays et d’un peuple est indépendant à la fois du peuple en question, de la couleur politique de son dirigeant (Volodymyr Zelensky est une sorte de Macron plus traditionnel), et de l’agresseur. Si la Russie était agressée par les États-Unis, il faudrait condamner les États-Unis.

IV/ « Agneugneugneu l’Ukraine est soutenue par les États-Unis, la Turquie, Israël, et l’UE »

L’observateur attentif a noté en effet que les sanctions européennes et européennes avaient accentué l’existence de deux « blocs », comme si la guerre froide était de retour. Ainsi, la Russie utilise du matériel iranien , chinois et peut-être nord-coréen. Évidemment que l’Ukraine, pour résister deux ans face à la meilleure armée du monde (on ne se moque pas dans le fond, même s’ils ont perdu un avion par mois depuis septembre alors que les Ukrainiens n’ont même pas encore reçu  les F-16 européens) est obligé de faire appel à la Turquie, et ses célèbres drones, là où le soutien d’Israël est encore mesuré, et inexistant d’un point de vue militaire.

Si j’osais une comparaison, la guerre c’est comme apprendre un art martial : vous vous y préparez pendant des années, dans une salle de sport ou un dojo, mais si dix mecs armés vous tombent dessus, vous êtes obligés de vus débrouiller comme vous pouvez. Et si cela passe par former des alliances déplaisantes pour d’autres, eh bien tant pis. A titre personnel, je n’apprécie pas la politique d’Israël vis à vis-à-vis des Palestiniens, de la Turquie vis-à-vis des Arméniens, des États-Unis de façon générale, et de l’UE de façon générale. Mais il est plus commode d’être anti UE, anti américain, anti Israël et anti Turquie dans le confort de mon appartement, avec un travail, un frigo plein, mes quatre membres, plutôt qu’en étant Ukrainien, 30% du territoire miné, près de 20% de mon pays occupé, plus de 30 000 morts, des coûts de destruction chiffrés à 3.5 milliards de dollars, le viol utilisé comme arme de guerre, la déportation d’enfants ukrainiens vers la Russie

V/ Irak/ Ukraine, même combat ?

Dominique de Villepin, qui est un homme sage et d’expérience, explique que la guerre en Ukraine est construite de la même façon. Il enchaîne son propos en disant que la guerre en Ukraine est une guerre de « reconquête » de l’espace russe (cet argument a déjà été traité; l’ignorance d’un homme d’une culture si grande est douloureuse pour l’auteur de ces lignes).

Mais cette vidéo est intéressante car elle explique le processus d’entrée en guerre des États-Unis et de leurs alliés (Royaume-Uni, Pologne, Italie, Espagne…) contre l’Irak, soupçonné de détenir des armes de destruction massive et d’avoir des liens avec Al-Qaïda, auteurs des attentats du onze septembre 2001. La plupart des Français, de gauche comme de droite s’y sont opposés non seulement parce que les Américains avaient menti, mais aussi au nom d’un principe : Saddam Hussein était certes un dictateur, mais un dictateur souverain (et avec lequel on faisait du business). L’Irak était donc victime d’une agression dont il ne s’est par ailleurs toujours vingt ans plus tard. Aujourd’hui, c’est l’Ukraine qui est également victime d’une agression, sous un autre faux prétexte (la dénazification). Nous avons en effet dit plus haut que même si l’Ukraine avait été une dictature nazie, une théocratie orthodoxe, une république anarcho-libertaire tendance makhnoviste, ou une démocratie à la scandinave, elle restait souveraine sur la totalité de son territoire, ce qui inclue évidemment la Crimée et les territoires actuellement occupés de Lougansk et du Dombass.

De là à dire que ceux qui hier soutenaient l’Irak sans soutenir l’Ukraine ont des intérêts et/ou une fascination étrange pour Poutine, il y a un pas que nous ne franchirons pas.

Que dire pour conclure ? La même chose que Dominique de Villepin en substance. Le mensonge terrible des États-Unis sur l’Irak a ruiné l’image de gendarme du monde qu’ils avaient. S’ils ont pu pratiquer l’interventionnisme et le putsch sympathique en Amérique latine, en Iran, en Afghanistan, l’Irak a été le mensonge de trop. Ainsi, en Ukraine aujourd’hui, les États-Unis sont à la peine pour rallier à eux une opinion publique et médiatique bien moins favorable à la guerre, aux États-Unis et ailleurs; il y a littéralement des Américains qui nient l’existencence de cette guerre (On ne se moque pas). Ainsi, la propagande russe n’a fait que prendre la place laissée vacante par une propagande américaine en difficulté, comme l’économie russe a pris des places en Afrique ou ailleurs abandonnées par la France ou les États-Unis.