Je t’aime bien, Lapin. Je me permets d’être familier car bien que tu ne me connaisses pas et quoique je sois une chouette, je n’ai pas l’intention d’être un prédateur (la pauvre bête est aveugle – c’est une allusion à un écrivain que tu apprécierais, il détestait l’islam aussi; il s’agit de Sadegh Hedayat, écrivain et traducteur iranien) mais plutôt quelqu’un de familier, qui apprécie à la fois ton humour, ta culture, ton esprit, et ton intelligence.
Cependant, tu t’en doutes, si jamais tu lis un jour ces quelques lignes, ce texte sera comme disent les Romains in cauda venenum.
A titre de préambule, j’aimerais clarifier quelques points : j’ai déjà dit que j’appréciais l’ensemble de ton travail, je le redis.
De plus, je vais évoquer ici ta dernière vidéo, celle sur les islamodroitards. Rien d’autre. Pas de ressentiment si peu nietzschéen chez moi; encore que je ne me revendique pas de ce penseur.
Je ne vais pas m’interdire la virulence, quoique je tacherai de rester poli : j’ai été étonné que tu sous entendes que la civilisation et le progrès commencent en gros à partir du moment où la foi avait commencé à décroître (phénomène qu’il serait audacieux de dater à la révolution française). A cette idée, j’apporte plusieurs arguments. Le premier, tu me l’apportes toi-même en citant Pascal, qui n’était pas athée, dans mon souvenir, mais janséniste, et qui était un brillant penseur, comme tous les penseurs européens jusque très récemment d’ailleurs. Même Gallilée, symbole pour beaucoup de l’obscurantisme de l’Eglise, appuya sa défense (lettre de 1615 à Christine de Lorraine, épouse du Grand Duc de Toscane, son protecteur) certes en séparant les arguments purement profanes (l’astronomie) et les arguments théologiques, mais il n’empêche que jamais il ne tenta de se soustraire à l’autorité du Pape (son ami, doit-on le rappeler), ou de l’Inquisition, qui instruisait le procès. C’est même exactement le contraire : s’appuyant sur une citation de saint Augustin, qui explique en somme que la Bible est une autorité pour le Salut, mais non pour le reste, il essaye justement d’être « plus chrétien » que ses adversaires. C’est ainsi que le 5 mars 1616, l’Inquisition rejette philosophiquement les deux propositions selon lesquelles d’une part le soleil est en repos au centre de l’univers, et d’autre part la terre tourne autour du soleil. La personne de Gallilée n’est pas concernée; ce qui est d’ailleurs le principe même d’une hérésie au sens catholique : une doctrine fausse, et qui heurte l’unité du corps de l’Eglise, et non une personne.
Je doute que tu sois suffisamment ignorant aussi pour penser que les chrétiens médiévaux (donc les Européens, pour ce qui nous intéresse – nous passerons sur les Assyriens, Arméniens et penseurs plus loin de nous géographiquement) pensaient la Terre plate. Il est ainsi inutile que je cite saint Augustin (encore lui !) ou Jérôme de Stridon. Plus proche de nous, il est j’espère superflu que j’évoque le chanoine George Lemaitre, père de l’atome (c’est un jeu de mots). Notons au passage que la doctrine de l’Eglise du géocentrisme est un héritage d’Aristote (un païen !) : eh oui, le problème d’Aristote, quand on en hérite, c’est qu’on prend tout : doctrine politico-sociale, philosophie, astronomie, etc. Un genre de « tout-en-un », si tu veux. A nouveau, les « nains sur les épaules de géant », tout ça… (fichu Bernard de Chartres; encore un religieux, mais platonicien, lui !).
Mais allons plus loin. J’entends et je respecte absolument l’idée que l’on se réclame de la philosophie des Lumières, de la révolution française, de la laïcité, de l’athéisme (encore que ces concepts soient distincts : il n’y a qu’à voir l’opposition violente de Robespierre à Sade, qui était lui un véritable athée). Mais je refuse l’idée que tu puisses ignorer, Lapin, que ces concepts étaient déjà en germe dans le christianisme : l’égalité proclamée à la révolution n’était-elle pas l’aboutissement dans la loi et sur Terre de l’égalité des âmes au Paradis ? J’en veux pour preuve, que tu me donnes à nouveau raison. Tu cites, fort à propos, le cas de l’Eglise catholique, via ses évêques, appelant à la tolérance lorsqu’il y a des attentats. Mais ce qu’il faut que tu comprennes, c’est que l’Eglise ne peut pas prôner autre chose que la tolérance en tant qu’Eglise. Le lui reprocher est du même niveau que les gauchistes qui, dans les années 80, reprochaient au Pape Jean-Paul II de causer le SIDA en Afrique parce que il ne prônait pas le port du préservatif. J’entends absolument que tu ne sois pas d’accord avec ces valeurs morales mais… que dirait donc Nietzsche ? En quoi tes valeurs morales sont-elles supérieures (ou non) à celles de l’Eglise ? Tu veux mettre un préservatif ? Fais-le.
Revenons au cœur de ta critique (pas forcément dénuée de sens). Tu reproches à une certaine droite conservatrice de fantasmer sur la virilité de l’islam, et de critiquer un Occident décadent. Cette droite serait évidement catholique. Voyons ce que disait Nietzsche de l’islam. Oui, parce que le problème c’est que contrairement à toi et quelques autres, je l’ai lu. Citons par exemple Nietzsche dans « l’Antéchrist » (1888) : « Si l’islam méprise le christianisme, il a mille fois raisons : l’islam suppose des hommes pleinement virils ». Même ouvrage, une autre citation : « Le christianisme nous a frustrés de la moisson de la culture antique, et, plus tard, il nous a encore frustrés de celle de la culture islamique. La merveilleuse civilisation maure d’Espagne, au fond plus proche de nous, parlant plus à nos sens et à notre goût que Rome et la Grèce, a été foulée aux pieds (et je préfère ne pas penser par quels pieds!) – Pourquoi? Parce qu’elle devait le jour à des instincts aristocratiques, à des instincts virils, parce qu’elle disait oui à la vie, avec en plus, les exquis raffinements de la vie maure!… Les croisés combattirent plus tard quelque chose devant quoi ils auraient mieux fait de se prosterner dans la poussière ». Notons par ailleurs que cette citation repose sur deux idées fausses : 1) que l’occident devrait tout aux Arabes, d’un point de vue culturel, philosophique, notamment; 2) que Al-Andalus était un paradis de coexistence religieuse. Ces idées ont été largement nuancées. (Sylvain Gougenheim, pour le premier point, et Philippe Conrad ainsi que Serafin Fanjul pour le second). On pourrait développer longtemps, le fait que les savants arabes ont appris des Grecs via les Assyriens parce qu’il ne parlaient pas le grec, qu’une grande part de leur science leur provient des Juifs, des Hindous mais aussi des Perses, dont ils ont repris le système administratif en vainquant les Sassanides, par exemple.
Mais la pensée « pro islam » se poursuit , à la suite de Nietzsche. Bien entendu, je pourrais citer René Guénon que tu connais très bien. Mais je pourrais aussi citer Julius Evola, auteur de « Impérialisme Païen » (1928), qui parle de l’islam comme d’une « tradition d’un niveau supérieur non seulement à l’hébraisme, mais aussi aux croyances qui conquirent l’Occident” [il parle là du christianisme] (« Révolte contre le monde moderne », 1934). Tous les penseurs que j’ai cités ont en commun d’annoncer et de penser la décadence du monde occidental et de croire au djihad qui arrive comme facteur régénérateur. Je pourrais évoquer Savitri Devi, qui voyait en Adolf H. Un avatar de Shiva, dans la même perspective eschatologique.
Tu sembles craindre en définitive une alliance du sabre (musulman) et du goupillon (catholique) contre la laïcité, la liberté et le progrès, des piliers de la société occidentale moderne. Outre le fait que nous sommes dans une société post-moderne et non moderne, ce qui est bien différent, tu permettras à certains de s’interroger sur la valeur de la liberté. D’autres avant toi (y compris les Grecs) se sont interrogés d’une façon ou d’une autre sur la valeur de la liberté. Ainsi, Epictète, penseur majeur du mouvement stoïcien et esclave, nous explique-t-il que l’important n’est pas d’être libre mais de vivre sa vie à sa place. Non pas que la vie d’esclave ne fût pas difficile (encore qu’Epictète air sûrement connu un sort plus enviable qu’un Noir en partance pour le nouveau monde ou l’empire ottoman !), mais plutôt de remettre en perspective et dans son contexte moderne, cette fois-ci, le concept de liberté. En un sens : la liberté (liberté chérie, comme dit la chanson), certes, mais pour quoi faire ?
Je reviens à tes angoisses. Tu as mentionné le fait que de moins en moins de gens croyaient en Dieu. Je dois avouer que ton manque de méthodologie m’a déçu. Comment peux-tu ignorer que ces chiffres concernent essentiellement la vieille Église catholique, là où les évangélistes venus d’Afrique subsaharienne et les musulmans progressent par simple effet démographique ?
Citons Charles Maurras en 1926, à l’inauguration de la Grande Mosquée de Paris : « Cette mosquée en plein Paris ne me dit rien de bon (…) [S]“il y a un réveil de l’Islam, et je ne crois pas que l’on en puisse douter, un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où enseignèrent tous les plus grands docteurs de la chrétienté antiislamique représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir. ». Il s’agissait de la première mosquée de France, construite en remerciements des soldats français de confession musulmane ayant aidé notre pays contre les Allemands (qui avaient attaqué notre pays malgré le fraternité européenne, mince… Le nationalisme, c’est la guerre, Lapin ?). Nous sommes tous les deux d’accord, je pense, sur le constat : le nombre de mosquées, et de musulmans, est un peu plus grand qu’en 1926, pour utiliser un euphémisme. Que la progression de cette religion, et de ses fidèles, soit due au « vide » laissé par les catholiques, n’est en effet probablement pas tout à fait vrai… ni tout à fait faux. Contrairement à une légende tenace, entretenue essentiellement à droite, Valery Giscard D’Estaing (UDF, donc droite chrétienne !) a lutté contre l’immigration, suspendant l’immigration économique en juillet 1974. C’est Jacques Chirac qui, le 29 avril 1976, a permis le regroupement familial.
De cette analyse, je n’ose imaginer que tu te réjouisses, comme un vulgaire gauchiste, que l’islam prenne progressivement le pas (démographiquement donc) sur le catholicisme.
Tu as en effet beau prétendre que l’un et l’autre se valent, c’est historiquement et philosophiquement faux. C’est du christianisme qu’est née la laïcité (« Alors il leur dit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et ils furent à son égard dans l’étonnement. » Marc 12:17). C’est au sein de sociétés chrétiennes que sont nés les penseurs que tu admires, tels que Nietzsche, mais aussi Voltaire, élève des Jésuites, Pascal et tant d’autres. Certes, Omar Khayyam fut un théoricien précoce de l’athéisme en son temps, mais je doute que les penseurs persans t’intéressent… Je pourrais ajouter que c’est non seulement du christianisme qu’est née la laïcité, mais que c’est en France que sont nés deux concepts résolument modernes : le premier est le gallicanisme, qui est la doctrine tant politique que religieuse visant à soustraire la hiérarchie religieuse française à celle du Pape, par opposition à l’ultramontanisme. Si l’on couple cette notion à celle de raison d’Etat, et à celle qui nait au XVIII ème siècle, toutes les germes sont là pour faire naitre en France, et en France seulement, la laïcité : une nation, où l’Eglise est autonome, un pouvoir politique fort, et une nation qui a le pouvoir politique. On peut le regretter, on peut s’en réjouir, mais la laïcité n’aurait pas pu naitre aux Etats-Unis que tu admires tant. Ils ne comprennent même pas le concept, pas plus que dans les autres pays, musulmans ou non. Même l’Albanie, farouchement athée de part son héritage communiste, n’a pour traduction de « laïcité » qu’une transcription bancale (lacizimi). En Tchèque, qui a une histoire similaire, le mot se traduit par « sekularismus » soit « sécularisme », ce qui n’a absolument rien à voir.
Pour conclure ce texte, je ne vais pas citer un passage des Evangiles ou d’un quelconque penseur réactionnaire, Léon Bloy ou Joseph de Maistre, mais une explication du concept de Samudaya, qui est la deuxième des quatre nobles vérités selon le premier sermon de Buddha. Elle décrit l’origine de ce qu’on appelle dukkha, concept bouddhique que l’on traduit approximativement par malaise, mal être, souffrance. Les souffrances de l’homme existent parce que celui-ci est assoiffé, et il est assoiffé parce qu’il s’attache : « C’est cette « soif » (taṇhā) qui produit la re-existence et le re-devenir (ponobhavikā), qui est liée à une avidité passionnée (nandirāgasahagatā) et qui trouve sans cesse une nouvelle jouissance tantôt ici, tantôt là (tatratatrābhinandini), à savoir la soif des plaisirs des sens (kāma-tanhā), la soif de l’existence et du devenir (bhava-tanhā) et la soif de la non-existence (vibhava-tanhā) ». Je vais simplifier, en faisant un passage par Julius Evola et Nietzsche : il existe trois types d’attachements, que sont l’amour, la haine, et le désir. Chaque fois que tu t’attaches, Lapin, y compris par la haine, tu crées un lien, qui est une soif, tu crées de la souffrance. Et cette souffrance t’empêche de vivre… L’éternel retour.